" Tout avait commencé en 1948 au Pueblo Zuñi, au Nouveau-Mexique : j’avais été époustouflé par l’effet que pouvait avoir le son répétitif d’un tambour de cérémonie dans un contexte sacré, et j’y avais vécu, en fait, une véritable expérience religieuse. Puis au début des années 1950, j’eus l’occasion d’assister aux effets envoûtants des hochets Mohave et des Cahuilla, et des tambours en bois joués avec le pied lors des cérémonies sacrées dans les « roundhouses » de Californie du Nord.
Par la suite, dans les années 1960, je découvris que le tambour était utilisé dans un contexte spécifique de soins chamaniques chez les Salish de la côte Puget Sound, dans l’ouest de l’Etat de Washington, bien qu’il ne fût question chez eux d’aucun voyage. Peu à peu, mes lectures sur le chamanisme de diverses cultures m’amenèrent à conclure que, dans la grande majorité des cultures du monde, les chamanes n’avaient pas besoin d’ingérer ou d’utiliser des plantes psychotropes pour modifier leur état de conscience.
A cette même époque, je fis l’acquisition d’un tambour pueblo à double face dans l’optique de m’entraîner au voyage chamanique par ce biais. J’eus la surprise et le plaisir de découvrir qu’un rythme régulier et répétitif modifiait immédiatement mon état de conscience. J’étais donc capable d’effectuer des voyages chamaniques sans drogue ! Mais je n’aurais pas dû m’en étonner. Les chamanes, comme toujours, savaient ce qu’ils faisaient, car ils bénéficiaient de millénaires d’expérimentations.
Mes propres tentatives ne tardèrent pas à m’apprendre qu’un rythme régulier et monotone d’environ deux cent cinq à deux cent vingt battements par minute était le plus efficace pour voyager. A l’époque, cependant, j’ignorais encore si cette fréquence était celle utilisée par les chamanes de Sibérie pour leurs voyages chamaniques. A quelques années de là, je reçus d’Union soviétique, où le chamanisme était illégal, un enregistrement pirate de tambour de quatre minutes effectué par un chamane sibérien. Je découvris avec enthousiasme que les rythmes des chamanes sibériens étaient du même ordre rythmique quel les miens.
Des années plus tard, lors de mon premier voyage en Union soviétique en 1948, Yuri Simchemko, un ethnographe russe qui avait passé vingt-huit saisons de travail sur le terrain en Sibérie, m’apprit que les véritables chamanes sibériens, pour modifier leur état de conscience, n’utilisaient normalement que le tambour, et non le champignon psychotrope « Amanita muscaria ». Ce champignon, m’expliqua Simchenko, était essentiellement consommé par les non-chamanes qui n’avaient pas réussi à voyager au seul rythme du tambour. Il me précisa également qu’il était très difficile de s’astreindre à la discipline qu’exigeait le travail chamanique lorsque l’esprit de l’ « Amanita » s’emparait du corps. (…)
Lorsque les chamanes sibériens se mettent à battre le tambour pour accompagner leur voyage, ils commencent par adopter un rythme régulier et monotone. Ce rythme tend à perdre de sa régularité à mesure que les chamanes s’unissent au sein de la réalité non ordinaire.
Très tôt, je parvins à la conclusion qu’un son percussif monotone, ou « auditory (sonic) driving, associé aux méthodes chamaniques, permettait d’obtenir des résultats chamaniques à maints égards comparables à ceux que l’on peut obtenir grâce aux substances psychédéliques. Par exemple, les extractions chamaniques pratiquées sous l’effet de l’ayahuasca auxquelles j’étais habitué en Amazonie étaient tout aussi efficaces chez les Indiens de la côte Ouest de l’Amérique du Nord, lesquels n’utilisaient que l’ « auditory driving », sous la forme de « claquoirs » et dans la région de Puget Sound, ou encore de grelots sonnés de façon répétitive chez les Indiens Shakers de l’Oregon ou de l’Etat de Washington.
Ce constat fut pour moi une découverte majeure, car cela signifiait que les expériences spirituelles chamaniques ne pouvaient plus être réduites à de simples manifestations des effets des drogues. Et, de fait, les implications étaient énormes, car elles laissaient entendre que tambours et drogues constituaient deux portes d’entrée différentes donnant accès aux mêmes royaumes spirituels.
En ce qui concerne le voyage chamaniques dans d’autres mondes, je n’avais encore rencontré personne dans l’ouest de l’Amérique du nord qui se serve du tambour ou d’un autre outil d’ « auditory driving » danns ce but. Bien plus tard, j’appris que l’ascension chamanique par la voie du tambour était pratiquée chez certaines nations athapascan du Canada.
Il apparaissait donc que le vecteur du voyage chamanique le plus répandu à l’échelle mondiale était l’ « auditory driving » sous la forme d’un son percussif simple et monotone. Bien que produit le plus souvent par un tambour, il pouvait être obtenu dans certaines régions au moyen d’autres instruments percussifs, telles les claves (deux bâtonnets) utilisées par la plupart des Aborigènes d’Australie. Dans les tropiques humides de l’Asie du Sud-Est, les chamanes avaient généralement recours à des gongs et à des bracelets métalliques plutôt qu’à des tambours.
Dans certaines régions du monde, comme une partie de l’Amérique du nord, du Mexique, de l’Amérique du Sud et de la Sibérie, c’est le hochet qu’on utilisait pour produire des sons percussifs monotones, souvent en associations avec l’ingestion d’un psychotrope léger comme le peyotl, le « piptadenia » à priser ou certaines variétés de tabac. Il était donc clair que l’ « auditory driving » dans le chamanisme pouvait prendre de nombreuses formes en plus de celles de l’utilisation du tambour.
Parmis ces autres formes figuraient l’arc musical et sa cousine métallique, la guimbarde, qui produisent tous deux un son percussif et répétitif de corde pincée. Aujourd’hui, en Mongolie et en Sibérie, les chamanes préfèrent la guimbarde, tandis que les Jivaro de la haute Amazonie utilisent toujours l’arc musical. (…)
Ma découverte personnelle de l’efficacité du tambour pour le voyage chamanique n’était, bien entendu, qu’une redécouverte de ce que les chamanes du monde entier savaient déjà depuis longtemps. Par exemple, chez les Soyot, à Touva, à l’extrémité méridionale de la Sibérie, le tambour est appelé « chamane-cheval » parce qu’il aide e chamane à s’envoler vers les Mondes d’en haut et d’en bas, et que les battements du tambour évoquent ceux des sabots d’un cheval. Non seulement le tambour favorise le voyage chamanique, mais il suscite également des expériences visionnaires. Ainsi, les Saami (Lapons) du nord de la Scandinavie décrivent littéralement le tambour comme « une chose d’où sortent des images (gavadas). (…)
Dans les années 1970, alors que je cherchais dans la littérature scientifique une explication aux effets du son du tambour sur le cerveau, je ne trouvais que trois ouvrages significatifs en anglais consacrés à ce sujet. C’était à la fois une surprise et une déception, car comme nous le savons tous, même dans le monde occidental, le son du tambour continue d’être utilisé dans le but de modifier notre état de conscience, que ce soit lors de processions funéraires, de marches militaires ou à des fins récréatives. Peut-être le tambour fait-il si naturellement partie de notre vie que nous n’avons jamais eu le recul psychologique nécessaire pour nous en demander la raison.
Deux de ces trois ouvrages étaient signés Andrew Neher, qui, au début des années 1960, fut pionner dans l’étude scientifique des effets du tambour sur les rythmes cérébraux. Ses recherches en laboratoire l’amenèrent à conclure que le son du tambour provoque des changements inhabituels dans le système nerveux central. Il appelait cela « auditory driving » - ce que j’appelle parfois « sonic driving ». Neher nota deux facteurs qui semblent particulièrement importants ; d’une part, un battement de tambour comporte de nombreuses fréquences sonores, et, de ce fait, stimule de façon simultanée l’activité électrique dans diverses zones sensorielles et motrices du cerveau ; d’autre part, un battement de tambour est principalement constitué de basses fréquences, et peut donc être fort et transmettre beaucoup d’énergie sans infliger les mêmes douleurs et les mêmes dommages qu’un son de haute fréquence au même volume sonore. Neher fit également un lien avec l’expérience rituelle et religieuse.
Le troisième ouvrage était celui d’un psychiatre, Wolfgang Jilek, qui avait étudié les effets thérapeutiques des Spirit Dances (Danses des esprits) chamaniques des Indiens Salish de la Colombie-Britannique et de l’Etat de Washington. Lui et l’un de ses confrères ont découvert que les fréquences du son du tambour situées dans la zone de fréquence des ondes thêta de l’EEG (quatre à sept cycles par seconde) prédominaient durant les procédures d’initiation qui faisaient usage du tambour salish en peau de cerf. C’est cette zone de fréquences, observe Jilek, qui « est censée être la plus efficace dans la production d’états de transe ». Cette zone de fréquences est plus rapide que celle que j’ai trouvée efficace pour le voyage chamanique, mais les deux méthodes ont en commun un battement fort et monotone.
Malgré les travaux de Neher et de Jilek, l’effet des battements de tambour sur la modification de l’état de conscience demeure un sujet controversé au sein du monde académique, et il est devenu de bon ton dernièrement de critiquer les découvertes de Neher, comme l’a fait Gilbert Rouget – dont l’opinion, à son tour, a fait l’objet de critiques utiles de la part de Gabe Turow. De nouvelles recherches scientifiques conduites par les psychologues Melinda Maxfield et Sandra Harner viennent renforcer l’hypothèse selon laquelle le battement du tambour chamanique induit d’importants effets psychologiques et physiologiques.
Quoi qu’il en soit, pour qui s’intéressé à la pratique du chamanisme, il n’est pas besoin d’attendre le résultat des débats académiques et des recherches scientifiques. Il suffit de s’accompagner d’un tambour chamanique au cours de son voyage pour se rendre compte de son importance. L’efficacité de l’ « auditory ou sonic driving » pour accéder à une autre réalité n’est que l’une des innombrables découvertes des chamanes et d’autres peuples autochtones. "
Source: Caverne et cosmos. Rencontres chamaniques avec une autre réalité. Michael Harner, mama éditions, 2014